L’écrivaine ukrainienne, qui réside à Kyïv, continue de rassembler sur sa page Facebook des témoignages de l’enfer et de la survie en
temps de guerre.
Dans les deux publications que nous traduisons, elle sensibilise le lecteur au terrible drame subi par une grande partie
de la population ukrainienne.
Bouleversant.
5 juin
Depuis le premier jour de la guerre, l’aridité des chiffres me dérange. Ces chiffres de la guerre, derrière lesquels il est impossible de distinguer un visage humain. Ces chiffres qui occultent une âme, un coude pointu, un menton carré. Un ton facétieux, une habitude de faire cliqueter son stylo ou de retrousser ses manches. Nous sommes face au recensement impassible des cadavres et aux victimes non comptabilisées que sont les traumatisés à vie. À ceux qui souffrent d’un syndrome post-commotionnel. Ceux qui ont perdu la vue et l’ouïe. Ceux qui sont devenus muets. Ceux qui n’ont plus de maison, plus de cerisaie, plus de portail. Ceux qui ont désormais peur de l’orage, du bruit du camion poubelle et de la machine à laver. Ceux qui se sont mis à bégayer. Ceux qui ont subi un infarctus ou un AVC après ce qu’ils ont vécu.
Derrière chaque missile qui tombe — et à l’heure actuelle, plus de 2 500 missiles balistiques ont touché le territoire de l’Ukraine —, il y a la peur panique de dizaines de milliers d’Ukrainiens. Elle est à peu près la même pour tous : c’est comme si l’on vous extirpait les intestins du ventre avec une lenteur terrible et qu’on les enroulait autour du coude. Beaucoup souffrent de nausées et de diarrhées, ou encore d’une trémulation incontrôlable. Il s’agit d’un tremblement généralisé : de l’estomac, de la paupière, de l’index. Une crise de nerfs se déclenche, la vessie et toutes les cellules musculaires se mettent à palpiter. Ensuite survient une période de marasme, et l’on ne sait plus où finit le ciel ni dans quel sens tourne la Terre.
Les jours, les uns après les autres, amènent leur lot de bilans, et nous voyons défiler les mêmes chiffres tranchants, noirs, pairs et impairs. Derrière chacun d’eux, il y a une vie interrompue ou mutilée. Des projets qui n’ont pas vu le jour, des fêtes ou des excursions dans les Carpates qui n’auront pas lieu.
Voici par exemple une information datée du 2 juin. Un tir d’artillerie sur la localité de Marianské dans la commune de Zelenodolsk a blessé une femme et ses deux enfants. À nouveau, une mère sans âge et sans visage. Et des enfants sans aucun signe distinctif. Encore une fois, j’ai du mal à respirer. Je passe quelques appels, je saute d’un numéro de téléphone à l’autre. D’une combinaison de chiffres à une autre, jusqu’à entendre Anna…
Ils vivent à Marianské, au numéro 9 de la rue Zelena. Anna a 33 ans, son fils 14 et sa fille 10. C’est un joli village aux vastes horizons,
coupé en deux par une rivière tourmentée. Une maison de la culture, une école, une grande bibliothèque et même un musée. Un peu plus haut
se situe le village de Hrouchivka, l’ancien hameau d’Ivan Sirko, chef cosaque de la sitch des Zaporogues1. Plus bas, on trouve Novovorontsovka,
lieu d’hivernage des Zaporogues. Et puis le Dnipro, infatigable. La plage. Le soleil de plomb. Ce soir-là, la famille a dîné (purée de pommes de terre, saucisses, salade) et chacun a rejoint sa chambre. Le mari est allé voir le voisin au sujet d’une tronçonneuse, et Anna a décidé de regarder les informations. Le silence régnait tout autour, seuls les martinets persistaient à faire entendre leur sifflement ondulé. Brusquement, la « mort » est entrée par la fenêtre. Avec sa tête de bouc, ses yeux sournois et ses sabots fendus. Une explosion a retenti. Leur maison s’est cabrée, puis s’est écroulée. Les voisins sont tombés à plat ventre, ont plaqué les mains sur leur crâne, et des éclats de verre affûtés comme des lames se sont mis à pleuvoir sur leur tête. Le monde familier s’est retrouvé suspendu à un fil. Quand le calme est revenu et que la poussière est retombée, tous sont restés pétrifiés. De la maison où l’on se chamaillait pour une tablette, où l’on se disait bonne nuit, où l’on discutait des chaussures d’hiver et où l’on mangeait des pommes de terre bouillies, il ne restait qu’un champ de ruines. Alors que le mari accourait, poussant un « Haaaaa » sans fin, Anna et les enfants se sont extirpés des décombres. Ils avaient survécu « contre toute mort2 ». Lorsqu’il a vu sa femme et ses enfants, l’homme est tombé à genoux et s’est mis à embrasser les jambes tremblantes, les mains, la terre. Puis ils ont pleuré longtemps à quatre voix. Les enfants s’en sont tirés avec quelques meurtrissures, Anna avec des bleus, des coupures, deux points de suture sur le crâne. La maison, le garage, la cuisine d’été n’existent plus. Tout ce qu’ils avaient est sous les décombres. Quand je lui ai demandé son numéro de carte bancaire pour le versement d’une aide financière, Anna a répondu sourdement :
— Si on déterre mon portefeuille…
Un tir d’artillerie sur la localité de Marianské a blessé une femme et ses deux enfants. Eh bien, la femme s’appelle Anna, sa fille joue toujours à la poupée, et son fils rêve d’aller en Égypte voir le monde sous-marin. Car dans le Dnipro, la plongée a ses limites. On n’y trouve qu’une vase épaisse et infranchissable…
☙
31 mai
Il est dans la nature de chaque chose de prendre fin tôt ou tard… Une tasse de café, un rhume, la floraison des iris. Le rouleau de papier des tickets de caisse. La validité de votre carte bancaire et le carême de la Dormition. La saison froide. L’eau du puits. La chaleur. Le printemps que nous vivons…
Par exemple, nous sommes aujourd’hui le 31 mai, et qu’on le veuille ou non, que l’on se fende d’un salto ou d’une prouesse à la Olga Korbut [célèbre gymnaste soviétique née en 1955, NDLR], demain sera le premier jour de l’été au calendrier météorologique. Nous n’avons pas eu le temps d’entendre vrombir les scarabées de mai, nous n’avons pas acheté de brins de muguet tenus ensemble par un fil de nylon, nous n’avons pas écouté le sifflet du train qui nous emmène à la datcha, et voilà qu’arrive déjà la Journée de l’enfance[3]. Puis viendra la Sainte-Trinité… La fête des saints Pierre et Paul… Et ainsi de suite.
Tout livre a un incipit et un épilogue. On a beau faire durer les pages, freiner sa lecture, il arrive un moment où on lit les dernières lignes, et puis le « San Francisco de Paula, 1952 » final . Même si l’on s’est arrêté au milieu du récit, dans une barque en compagnie d’un vieux pêcheur cubain. Le jour viendra où la guerre, immanquablement, prendra fin. Nous cesserons de passer en revue les informations nuit après nuit et de tressaillir en apprenant que des combats de rue ont lieu à Severodonetsk. Que l’on vide à nouveau les chargeurs sur Mykolaïv, Kharkiv, Soumy. Que toutes les maisons ont sauté dans la localité de Pokrovské. Qu’une cage d’escalier s’est effondrée à Melitopol. Ma fille Tonia cessera de crier en pleine nuit des « J’ai peur ! » déchirants et de me supplier de l’emmener chez sa grand-mère. De me chuchoter convulsivement dans l’oreille : « Je dors mieux là-bas, et je ne me fais pas pipi dessus. » Peu à peu, les choses douloureuses le seront moins, comme cette mère âgée qui, au premier jour de la guerre, verse des gouttes de valériane pour sa fille adulte, lui demande de se calmer et de ne pas effrayer les enfants. Ou bien ce rêve… Dans lequel une femme voit un ours gigantesque qui court à travers un champ parsemé de neige, poursuivi par une nuée de doryphores. Et cette nuée semble n’avoir pas de fin ni de contours…
La guerre se conclura forcément par la paix. Par notre victoire, puisque le bien vainc toujours le mal. Unis, nous nous agenouillerons et prierons pour ceux qui sont partis. Puis nous nous relèverons, enduirons nos genoux de pommade à l’héparine, nous prendrons quelque chose contre le stress, et nous le prendrons probablement pour le restant de nos jours. Les uns repartiront dans le quartier de Saltivka, à Kharkiv, les autres dans la rue principale d’Irpin. Je continuerai à vivre à Kyïv, mais des voix se seront installées en moi pour toujours. Celle d’une petite fille de 6 ans qui est partie en Italie avec le chapeau de son père, puisqu’il sent gentiment son papa. La supplication d’une fillette de sept ans : « Est-ce que je peux avoir encore une pomme de terre au four ? », or sa mère n’en a qu’une seule. Le hurlement d’un homme qui a perdu la tête à Boutcha. Il marchait au milieu des tirs en criant : « Ça suffit ! Ça suffit ! Çaaa-suuu-fiiit ! » Les errances de Polina, blessée, obligée de se cacher dans les bois, de boire dans la gamelle d’un chien en maintenant sa mâchoire perforée par une balle. Les efforts d’une grand-mère réchauffant entre ses seins le biberon de son petit-fils nouveau-né. L’effroi d’une jeune femme courant à la maternité sous les bombardements. La musique d’une institutrice de Marioupol. Tous les soirs, elle levait le couvercle de son piano et jouait pour ses voisins. Malgré les bombardements, les fenêtres sans vitres et le thermomètre indiquant +5 °C.
Il est dans la nature de chaque chose de prendre fin. L’enfance, l’adolescence, la jeunesse. La validité de votre passeport et le pétrole.
La patience et les illusions. La lecture des Psaumes. Les rêves prophétiques peuplés d’ours et de doryphores. La plus vile des guerres russes…
Traduit du russe par Nastasia Dahuron
1. Centre politique démocratique des Cosaques du XVIe au XVIIIe siècle, et plus particulièrement des Cosaques zaporogues (les Cosaques de
la région située en deçà des rapides du Dniepr [Dnipro], appelée alors Zaporojjia). [Toutes les notes sont de la traductrice.]
2. Citation d’un vers du célèbre poème « Attends-moi » de Konstantin Simonov composé en 1941, symbole de l’espoir pendant la Seconde Guerre
mondiale.
VVM.14.6.2023