Việt Văn Mới
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LE FILS DE LA BALEINE




  
        

Introduction

En Avril 1956, les Editions Arthème Fayard publient Le fils de la baleine, premier roman d'un jeune professeur de vietnamien et de français dans un collège de Nha Trang, à 400 kms de Saïgon. L'auteur, Cung Giu Nguyên (*) , est un parfait inconnu et un nouveau venu d'une zone périphérique du champ littéraire français, l'Indochine, pour employer le vocabulaire du temps. Néanmoins, cet ouvrage bénéficie, dans la presse française, d'une très bonne réception critique. Du 3 Mai au 16 septembre1956 on recense 16 articles, tous élogieux à des degrés divers. La cheville ouvrière de ce succès critique est Daniel Rops, écrivain catholique de grand renom et membre de l'Académie Française, qui connaissait l'auteur pour l'avoir rencontré, lors de la parution en 1954, d'un essai de Cung Giu Nguyên, lui aussi favorablement accueilli, Volontès d'existence. Daniel Rops conclut par ces mots un article publié successivement dans trois journaux (Echo-Libeté, Lyon, 8 Mai 1956, Le Nouvel Alsacien, Strasbourg, 6 Juin 1956, Nice-Matin, 15 Juillet 1956) : « Voilà donc que naît, sur ce sol lointain une littérature originale qui se situe dans le cadre de la littérature française, mais a ses caractères propres, son accord unique. Jusqu'ici nous avions lu des poèmes d'Indochine, dont certains pleins de talent, des essais, des ouvrages d'études ; à notre connaissance, il n'existait encore aucune grande œuvre d'imagination digne d'être placée sur le rayon de nos bibliothèques à côté de ses émules français. Qu'un Cung Giu Nguyên puisse rivaliser avec un Pourrat, un Ramuz, un Giono, une Monique de Saint-Hélier, voilà qui est nouveau ». Au delà de la reconnaissance du talent particulier d’un nouvel auteur, ce qui fait sens dans ces quelques lignes de Daniel Rops c’est la prise en compte par la critique métropolitaine de l’existence d’une nouvelle branche de la littérature francophone, la littérature vietnamienne d’expression française. C’est à ce titre que Le fils de la baleine est intéressant pour l’historien et le sociologue. Il porte témoignage de la difficulté des colonisés de construire leur identité dans une relation de domination qui n’exclut pas une certaine fascination pour la culture des colonisateurs. Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet il convient de dire quelques mots sur l’intérêt de faire appel à la source littéraire en sciences sociales et sur les rapports que cette dernière entretient avec le monde social.

Plus précisément, la perspective sociologique défendue ici, celle du GRAL postule que l’activité littéraire ne peut être saisie sociologiquement que dans le déploiement d’un processus social qui se réalise concrètement sous deux formes d’existence, une existence “ matérielle ”, l’œuvre, et une existence dynamique, les rapports auteur-lecteurs. En tant qu’œuvre, le procès littéraire est une activité sociale de problématisation de mondes virtuels et possibles. En tant que rapport auteur-lecteurs, le procès littéraire ouvre des rapports de coopération, de don et de contre-don de sens. D’autre part, si l’on suit Jean Molino, un texte littéraire, comme produit de l’activité humaine et réalité d’ordre symbolique se présente sous trois aspects complémentaires : « …il possède une dimension poiétique, en tant qu’il est le résultat d’un ensemble de stratégies de fabrication ; une dimension esthésique, en tant qu’activement perçu et re-produite par …des lecteurs et des critiques ; enfin une dimension matérielle ou neutre, qui correspond à l’objet séparé des deux autres composantes et se présente alors sous forme de traces matérielles, ondes sonores ou signes noirs sur du papier. » Ces trois niveaux sont en constante interaction et on ne saurait étudier un phénomène littéraire sans essayer de les prendre en compte simultanément. Il convient donc non seulement d’intégrer ces trois dimensions de l’œuvre littéraire, mais encore de poser au point de départ leur relative autonomie : « Rien n’assure que l’œuvre écrite reflète sans modification les stratégies qui lui ont donné naissance et de même cette dernière, qui selon la remarque de Valery, n’appartient plus à son auteur, est livrée aux lecteurs de milieux et d’époques divers, inaugurant ainsi les aventures d’interprétations qui ne cesseront qu’à la disparition de ses dernières traces ».

Pour les historiens et les sociologues, la littérature, comme production de l’imaginaire, a longtemps été assimilée à l’illusoire, à l’irréel, à l’idéologique. Ce n’est qu’à partir des années 1970, que certains d’entre eux, au premier rang desquels les historiens, envisagent la dimension imaginaire de la société comme facteur explicatif des phénomènes sociaux, susceptible de révéler en profondeur les structures mentales d’un époque. De ce fait, la littérature, une des manifestations de cet imaginaire, prend valeur de source incontournable, et non plus d’épiphénomène. Il ne saurait être question de réduire la littérature à un reflet déformé du réel : elle met en scène la réalité social, mais en la mettant en scène elle la construit. Aussi, uns fois écartés les biais d’une lecture naïve qui assimilerait l’œuvre à un document, on ne saurait mettre de côté cette source irremplaçable que constitue la littérature pour la compréhension d’une société. A ce titre, l’analyse du Fils de la baleine permet de mettre en évidence, sur l’exemple vietnamien, les procédés de la critique des sources appliquée à la littérature. Notre exposé se divisera en trois parties. La première développera une brève présentation de l’auteur. La seconde analysera le roman et la vison qu’il nous donne de la société vietnamienne. La troisième replacera cette vision particulière dans ce sous-champ du champ littéraire français, sous influence coloniale, la littérature vietnamienne francophone.

1 . Cung Giu Nguyên ou l'homme de parole

Cung Giu Nguyên est né en 1919 d'un père d'origine chinoise, mandarin de l'enseignement. Son bisaïeul était un émigré du Fou Kien, un de ceux qui fondèrent à Hué la colonie Minh Huong, peu à peu absorbée dans la société vietnamienne. Sa mère, de famille impériale était la petite fille du Prince Anh Thanh, dernier régent de la cour d' Annam et dernier fils de l' Empereur Minh Mang. Après avoir reçu à Thanh Hoa, où il suit son père, une initiation au sino-vietnamien et les premiers rudiments de français, il poursuit des études secondaires au prestigieux collège Quôc Hoc, à Huê, pépinière de militants nationalistes et communistes. Sa position d'aîné lui impose, par solidarité familiale, de renoncer à son goût pour la peinture et à gagner tôt sa vie. Mais en 1930, quelques semaines avant l'insurrection de Yen Bay, il est licencié de l'enseignement, vraisemblablement pour motif politique. On retrouve un écho de cet épisode dans un poème Vietnam où Le Mot paru en Juillet 1948 dans la revue France Asie :

C'est à ce mot qu'il y a dix huit ans

Moururent treize personnes dans une petite ville

Seulement pour que sonne haut un doux mot

Elle tombèrent sur l'échafaud de fortune ...

Après son licenciement il se lance dans une carrière de journaliste et écrit notamment dans la gazette de Huê avant de fonder en 1936 avec Raoul Sérène, un savant océanographe, Les Cahiers de la jeunesse, revue où collaborent vietnamiens et français de bonne volonté. En 1939, il quitte Nha Trang pour devenir rédacteur en chef d'un journal de Saïgon, Soir d'Asie. C'est dans Soir d'Asie qu'il publie ses Notes marginales, longues chroniques qui; prenant prétexte de l'actualité, développent dans une langue alerte et raffinée, une observation aiguë de la société vietnamienne.

Réintégré en 1945 dans les rangs de l'Education Nationale il mène de front sa carrière de journaliste et devient en 1954 rédacteur en chef de La Presse d'Extrème Orient, tout en continuant à s'exprimer dans La Tribune et France Asie. De 1955 à 1972 il est Professeur dans l’enseignement secondaire puis Directeur de lycée, de 1972 à 1975, Professeur de Français à l'Université de Nha Trang. Cung Giu Nguyên qui réside et écrit à Nha Trang a vécu en Angleterre et en France et visité différents pays d 'Asie, notamment Hong Kong, l'Inde, la Birmanie et les Philippines. Officier d' Académie il est membre sociétaire de l'Association des Ecrivains de Langue Française.

Cung Giu Nguyên qui a adopté dès 1933 le français comme mode d'expression, sans pour autant abandonner le vietnamien, a pratiqué tous les genres : articles de presse, essais, récits, romans, nouvelles, poèmes. De 1928 à 1995 on recense, dans les deux langues, 258 références dans sa bibliographie, sans compter 43 oeuvres inédites. C'est en 1954, avec un essai, Volontés d'existence, paru aux Editions France Asie, que Cung Giu Nguyên commence a être connu en France et à l'étranger. Volontés d'existence qui analyse le comportement moral des vietnamiens et la constitution de l'identité nationale à travers la littérature, reçoit en effet un accueil flatteur de la presse française et internationale. Le fils de la baleine est son premier roman. En 1961, Cung Giu Nguyên publie un second roman Le domaine maudit, également chez Fayard, qui manque de peu le Prix Rivarol. Cette oeuvre, dont la figure centrale est une femme, Loan, métaphore du Vietnam dresse le portrait d'un Vietnam en guerre, écartelé entre deux idéologies et deux conceptions du devoir.

En raison de son éloignement des grandes capitales culturelles et du confinement auquel l'ont condamné les guerres et les contraintes politiques Cung Giu Nguyên n'a pu publier qu'une faible partie de ses oeuvres. C'est, en particulier le cas de celles qu'il a rédigé en français. Sont ainsi inédits, un recueil de nouvelles : Le Génie en fuite (1953); des chroniques et récits : Notes marginales (1953), Journal de Kanthara, Une ville entre deux noms, La robe de papier, L'actualité vieillit vite (1975), Et l'amandier est en fleurs, Journal d'une expérience (1986); des romans : Le serpent et la couronne (1985, Un certain Tsou Chen (1972), La tache de vermillon, vol 1, Récit de Tsao Chao (1990), un poème, Texte profane (1992). Seuls deux extraits ont été publiés en France et en français, dans des revues : Le chant d' Amdo (extrait du Boujoum ), dans Fer de lance (Cannes, 1980), Texte profane, dans Comme çà et autrement, (Nevers, 1985, fragment). Cette réduction involontaire à la confidentialité est d'autant plus regrettable qu'elle nous prive de l'essentiel de l’œuvre de l'un des trois plus grands écrivains de la littérature vietnamienne francophone avec Pham Van Ky ( 1916-1992) et Pham Duy Khiem (1908-1974). Dès 1954 Cung Giu Nguyên exprime sa philosophie dans Volontés d’existence : « L’essentiel n’est pas dans l’ordre social, mais dans la place et la dignité des hommes dans la communauté ». Cette phrase pourrait servir d’exergue à son œuvre majeure, Le Boujoum, paru en français aux Etats Unis en 2003. Face à l’adversité, à la tyrannie ou à la tentation du pouvoir qui saisit Amdo, le personnage principal, c’est dans l’acceptation d’une certaine solitude, dans la quête de l’amour et dans le ressourcement de son monde intérieur que l’homme trouve sa raison de vivre et d’espérer. Pour ce faire il convient, comme Cung Giu Nguyên l’affirmait déjà en liminaire de Volontés d’existence « de redonner pureté, forme et jeunesse au langage », c’est à dire d’employer « des mots bien pesés, des mots bien pensés, des mots authentiques, des mots responsables … des mots réinventés par les gestes, des mots actes qui forment la substance de la vie et la trame de l’histoire. Et alors les hommes arriveront peut-être à s’aimer. Car quand ils diront justice, ils penserons à la meme entité ; quand ils diront liberté, ils sauront ce que cela exige ; quand ils diront fraternité, ils n’iront plus se disputer pour savoir s’ils son frères ». Cette conception de l’existence, fortement pénétrée de valeurs confucéennes – ordonner le monde, en respectant la rectitude morale, c’est aussi pour employer les termes de Confucius, « rectifier les noms - est un des fils rouges du Fils de la baleine.

2 . Un étranger au village

L’intrigue du Fils de la baleine est simple. Dans un village côtier du centre du Vietnam, la vie quotidienne suit son cours. Les habitants sont dans leur quasi totalité de simples pêcheurs, mais il y a aussi l’armateur Trân, un épicier, un médecin et, évidemment, les notables : le maire, l’instituteur, l’ancien chef de canton, le maître des cultes. La mer rejette un jour sur la plage le corps d’un jeune inconnu. On réussit à ranimer le noyé , on le soigne on le guérit sans qu’il retrouve toutefois la mémoire de son passé. Si bien que personne ne sait d’où il vient et qui il est. Mỗ est aussi simple que le nom qui lui est donné, faute de connaître sa véritable identité. (En vietnamien, Mỗ est une formulation populaire du terme « moi », mais il signifie aussi, « un tel », « un certain », « x », « machin ») Pour les villageois, notables en tête, il reste et restera un étranger au village, bien qu’il ait découvert sur le rivage une baleine échouée et soit devenu, de ce fait, le Fils de la baleine, avec tous les honneurs rituels que ce statut lui accorde. Inapte au travail de la pêche, il est la risée de tous même des enfants. Mis en prison pour des vétilles il ne trouve accueil et chaleur humaine que chez les marginaux et les réprouvés. A la fin du roman c’est avec Liên, la fille adoptive de l’épicier, conquise par sa douceur, qu’il fuira ce village hostile et retrouvera sa mémoire.

Au fil du récit Cung Giu Nguyên nous apporte une série de données ethnographiques très documentées sur un village de pêcheurs du centre du Vietnam. Nous sommes ainsi renseignés sur la topographie générale du village : « L’orgueil du village était l’ensemble d’ édifices, de cours, de jardins, de portiques que comprenait la maison commune où siégeait le conseil des notables et le temple consacré aux dieux de la mer et des eaux , aux esprits des cinq éléments, aux génies du village, fondateurs de la communauté. Situé sur les hauteurs avoisinant des collines à demi boisées, ce centre administratif et religieux se trouvait à l’écart des maisons que les habitants, par nécessité, avaient bâties en désordre près de la mer et du cours d’eau paresseux qui s’y jetait (p 23) ». Quelques passages donnent des détails sur les techniques de pêche et la réparation des filets, les courses de barque. Mais ce qui est mis le plus souvent en scène ce sont les rituels liés aux cérémonies et fêtes qui rythment chaque année la vie du village, au premier rang desquels, le nouvel an lunaire, la Têt : « Le Nouvel an pouvait venir. Depuis des semaines, le village s’était préparé à l’accueillir et à le fêter. Les maisons en brique avaient arboré leur nouveau visage ocre et rose. De la paillote fraîchement arrachée des bois recouvrait, rapiéçait certains toits…Les tailleurs professionnels ou improvisés cousaient jour et nuit pour livrer à chacun son costume de printemps. L’unique « salon de coiffure » ne désemplissait pas et, jusqu’au dernier jour de l’année, le barbier, de son antique rasoir, polissait les crânes. Sur la place du marché, une maison de jeux avait été dressée et on pouvait entendre, avant les jours prescrits pour les loisirs, le bruit des sapèques que des croupiers faisaient sauter dans des bols et des soucoupes, pour donner aux amateurs un avant-goût de la chance (p 127) ». Autre fête calendaire, celle des âmes errantes : « On était au quinzième jour du septième mois lunaire. Les familles devaient le soir célébrer un culte aux âmes errantes. Au marché du village, les étalages se couvraient de papier d’or et d’argent, de bougies, de paquets d’encens. Mỗ, pour faire quelques emplettes, faisait le tour des éventaires. Il se plaisait à observer les paysannes mal vêtues qui marchandaient, sou par sou, quelques robe en papier destinée à habiller les morts (p 103) ».

Cung Giu Nguyên nous offre d’autre part la description particulièrement évocatrice d’un enterrement au village :  « Le village eut un divertissement supplémentaire avec les obsèques du chef de canton. Une nombreuse foule, en habits de fête, assista à la levée du corps à la maison mortuaire. On avait loué des pleureuses et les sanglots étaient d’importance, entrecoupés d ‘éloges à haute voix à l’adresse du défunt. Les pleurs se renouvelaient au rythme des respirations, mouraient dan le vacarme des gongs et des cymbales, ressuscitaient ave plus de force quand un pieux silence se fit brusquement. Le blanc de deuil dont se couvrait la famille du disparu, le noir de rigueur qui s’imposait aux notables et aux personnes distinguées formait des taches insolites à côté du catafalque recouvert de papier vermillon, sur le décor bariolé de fleurs, de candélabres aux bougies rouges, de panneaux commémoratifs aux multiples couleurs (p 155) ». Enfin, l’auteur nous fournit aussi des renseignements suggestifs sur le culte de la baleine. Sur la plage, juste après la découverte du cadavre de la baleine, le maître des cultes déclare « C’est Mỗ qui a découvert le Seigneur. Il en sera le fils et à ce titre portera le deuil, assistera à toutes les cérémonies qui seront célébrées à la gloire du seigneur (p 65) ». Les pêcheurs apprennent à Mỗ le chant des rameurs qui escorteront la baleine vers le temple :  « Les pêcheurs avaient revêtu leurs tuniques et leurs ceintures. Tenant à la main des rames, ils chantaient en se balançant sur leurs jambes . Voici la tradition :

c’est un génie d’une puissance

Surnaturelle et efficace,

Qui vient au secours dans les moments critiques,

Lorsqu’on passe pour se rendre au séjour des

Immortels,

Et tend sa main protectrice pour ramener la barque

Rencontrant les vent contraires.

Enfin, la cérémonie se termine dans le temple : « Vingt rameurs , en tunique bleue décorée de disques rouges, ceints de jaune, mimaient une fois de plus la procession de la baleine. Ils chantaient la mélopée traditionnelle dont le rythme étai scandé par des tambourins et des castagnettes et repris joyeusement par les battements de mains des enfants :

Cent familles sont en deuil comme les deuils de père et mère,

Le cœur des hommes le vénère et le craint…

Hommes et femmes, jeunes et vieux, se relayèrent pour se prosterner devant l’autel sollicitant la protection de leurs dieux. Le chant se poursuivait . Voici la tradition :

C’est un génie d’une grande puissance,

Qui vient secourir la barque rencontrant des vents contraires …

Sa protection s’étend sur les mers et sur les fleuves, sur les monts et sur les plaines…

Là où l’on célèbre sa belle image et là où l’on chante sa gloire.

Dans ses grands traits, cette description d’un village vietnamien est exacte. Cung Giu Nguyên possède en commun avec l’ethnologue ou le sociologue, une connaissance solide du milieu où il a vécu dans son enfance et son âge adulte, ainsi que la distance critique prise avec cette société villageoise. Mais, comme tout écrivain Cung Giu Nguyên, est moins en quête d’une vérité du monde social que de vraisemblance romanesque. Aussi les notations ethnographiques sont elles mises au service d’une intrigue et d’une cohérence esthétique. En ce sens, Le fils de la baleine, comme toute œuvre de fiction pose au sociologue un problème spécifique : dans quelles conditions et sous quelles formes le procès littéraire peut-il produire une forme de réel susceptible de figurer vraisemblablement le réel et d’agir sur lui en proposant aux lecteurs une vision du monde social qu’il met en scène.

Les romanciers n’écrivent pas seulement à partir de la réalité, mais aussi à partir d’autres livres. Ils y trouvent déjà là des genres littéraires, des thèmes, des structures formelles, qui contribuent à informer leur intrigue et à influencer les caractères de leurs personnages. A ce titre, Le fils de la baleine relève d’un genre attesté de la littérature occidentale, le roman d’éducation, associé au thème du refus de l’étranger. Ce n’est qu’à la fin du roman, après une série d’épreuves que Mỗ sera devenu un homme et retrouvera la mémoire. Les expérience de Mỗ au village s’apparentent à une suite ininterrompue d’échecs : il rentre le plus souvent bredouille de la pêche ; les enfants dont il cherche à devenir l’ami se moquent de lui et lui jettent des pierres ; l’honneur de se voir institué « Fils de la baleine » ne lui attire que des moqueries ; Trân l’armateur qui l’avait accueilli le chasse et le maire le gifle ; il est injustement emprisonné pour un vol supposé ; les pêcheurs refusent qu’il se joigne à un équipage ; les notables rejettent sa demande de devenir citoyen du village, avec droit de vote. Mỗ ne rencontre de la sympathie que chez ceux que le village rejette : l’ancien maire, qui lassé de l’étroitesse d’esprit des ses administrés s’est réfugié sur un îlot voisin, un voleur, la petite Liên , fille adoptive de l’épicier qui la bat à tous propos, Hoà, fille de l’armateur Trân, que sa laideur empêche de trouver un mari.

Mỗ est donc un solitaire, libre de toutes les attaches au moyen des quelles la société impose à chacun sa place : famille, métier, éducation et affection. Héros sans mémoire il jette sur la société villageoise des yeux innocents qui reflètent la vision de l’enfance. Il est celui qui ne vient de nulle part, qui n’a même pas de nom : « Provisoirement, il était devenu Mỗ. Il avait souri le premières fois en s’entendant appeler ainsi. Finalement, il pensa que ses sourires étaient stupides. Que pouvait bien représenter un nom ? Son nom originel n’était-il pas un signe aussi conventionnel que l’actuel. « Mỗ » pouvait représenter lui-même, ou rien , le jour où personne ne l’appellerait plus du tout (p 33) ». Cet innocent ne cesse donc d’être en but à l’hostilité de « ces hommes du village, boursouflés de haine, qui ne pardonnaient pas à quelqu’un d’être aimé (p 32) ». Ce refus se manifeste dès qu’on le trouve inanimé sur la plage : « Le maire brandit son parapluie : « Le médecin à raison. Allez chercher un tilbury. Que cet inconnu ne meure pas dans le village. Cela ferait trop de bruit. On nous accuserait de l’avoir tué. Transportez-le, vite, pendant qu’il respire encore » (p 22) ». Sans nom, et donc sans attache familiale, il n’a pas sa place dans les rituels qui célèbrent les ancêtres, Têt et même fête des âmes errantes : « Quelques femmes le bousculait violemment pour passer. D’autre s’écartaient de lui ou rebroussaient chemin en le voyant. Partout des regards hostiles, des jurons, des crachats de bétel, accueillait sa présence. Il quêtait en vain une parole charitable, un geste bienveillant ; mais il semblait que sa mauvaise réputation fût solidement établie et il lui était difficile de dissiper la haine collective qui l’avait choisi pour cible (p 102) ». Son statut de « Fils de la baleine ne lui est d’aucun secours : « - Il porte malheur celui qui a découvert la baleine. – Il n’est pas mort ? Comment peut-il vivre encore, ce vilain garnement (p 103) ». Aussi Mỗ ne peut-il, à la fin du roman, que partir en abandonnant le village. Toute une série de clivages structurantes séparent le monde du village de celui de Mỗ : la raison opposée à la folie, la tradition à l’absence de mémoire, l’injustice à la justice, l’identité à l’absence d’identité, l’intégration à l’exclusion. Le fils de la baleine est monde virtuel, mais qui nous parle du monde réel. Plus précisément il est un possible d’un monde réel particulier, un village vietnamien. Ce vraisemblable nous parle du vrai et à ce titre corrobore de façon exemplaire, jusque dans les détails, une hypothèse théorique d’Elias, exposée à l’occasion d’une étude menée avec John Scotson dans une petite ville ouvrière britannique. Cette théorie peut s’exposer ainsi :  « tout groupe humain établi sur un territoire, placé au contact de nouveaux venus, engage (au moins) une lutte symbolique par laquelle il dénigre les intrus et exalte son charisme collectif, de manière à tenir les outsiders éloignés du pouvoir. Cette idéologie, peu importe son contenu spécifique, alimente la fierté collective des maîtres du territoire, leur « charisme » de groupe et renforce leur cohésion à l ‘encontre des intrus, de sorte qu’elle entretient le monopole que le groupe (en réalité, certains segments du groupe) détient sur les positions de pouvoir ».

Cung Giu Nguyên nous présente donc une vision noire du village vietnamien. D’ailleurs la première phrase du roman est tout à fait explicite : «  Pour un jour de cérémonie le soleil se leva mal (p 11) ». Ce regard très critique porté sur la société villageoise n’est pas explicable par une idiosyncrasie de Cung Giu Nguyên, cette attitude n’est compréhensible que replacée dans l’orbite de la littérature vietnamienne d’expression française de l’entre-deux guerre.

3 . La francophonie au temps de colonies

La littérature vietnamienne d’expression française, trop ignorée du grand public, ne saurait être négligée, tant en ce qui concerne le nombre, une cinquantaine, que la qualité des auteur. De la veille de la première guerre mondiale à nos jours elle a permis aux écrivains vietnamiens de se familiariser les genres et les thèmes de le littérature française, elle a été le véhicule d'une critique moderniste des aspects oppresseurs du confucianisme, elle a enfin permis de porter sur la scène internationale les valeurs universelles de la culture vietnamienne.

Les écrivains vietnamiens d'expression française, de la veille de la première guerre mondiale à nos jours, ont développé, successivement, trois thématiques interdépendantes : la célébration des valeurs de la terre natale, la chronique des effets du choc culturel entre Orient et Occident, le récit des guerres, coloniale, étrangère et civile. Ce faisant, la littérature vietnamienne francophone a rempli trois fonctions. D'une part, elle a familiarisé les écrivains vietnamiens avec les thèmes, les genres et les valeurs de la tradition littéraire française, elle même partie prenante de la littérature occidentale. D'autre part, elle a été le véhicule d'une critique moderniste des aspects oppresseurs de la civilisation traditionnelle . Enfin, le choix de la langue française permet de porter sur la scène littéraire internationale les valeurs universelles de la culture vietnamienne et la chronique des souffrances d'un peuple témoin et victime des grands conflits politiques et idéologiques du XX° siècle. Mais cette positon d’observateur, cette posture distanciée, n’est pas facile à tenir. Plus précisément, compte tenu de la place singulière qu’ils occupent, au croisement du champ politique et du champ littéraire, contradictoirement au centre et à la périphérie, les écrivains vietnamiens francophones doivent, pour construire leur identité, dépasser la stricte opposition entre Orient et Occident, trop souvent assimilée à la fausse alternative passé/présent. Pour ce faire, il leur faut sortir de cette « position inconfortable qui ne peut dépassée que par la production d’un savoir, formalisé à travers l’écriture littéraire ou scientifique, ou à travers l’action politique ».

Ces écrivains, le plus souvent, rejettent l’emploi de la violence et la voie communiste, mais cela ne signifie en aucun cas approbation de la domination coloniale. Dans la quasi totalité des cas ce sont des nationalistes convaincus. Ainsi, Cuing Giu Nguyên souligne la condamnation unanime du colonialisme français par les intellectuels vietnamiens, quelques soient leurs divergences politiques et cite Tran Duc Thao qui écrit dans « Les Temps Modernes » du 1er Février 1946 « Dans un pays capable de se gouverner lui-même , et c’est le cas pour le Vietnam, il (le colonialisme) constitue une absurdité contre laquelle les habitants ne peuvent pas ne pas se révolter », avant d’en appeler à un dialogue basé sur un respect mutuel entre le Vietnam et une France qui serait celle des valeurs républicaines, celle de Voltaire, de Rousseau et non plus celle du mépris et de l’exploitation coloniale. Ce que refusent les écrivains vietnamiens francophones c'est, à la fois la révolution et la colonisation au profit soit d'un retour aux valeurs traditionnelles pour les plus conservateurs, soit d'une modernisation à l'école des valeurs humanistes occidentales. En d'autres termes, si l'on situe ces écrivains dans les trois voies possibles du post colonialisme - restauration, conciliation, révolution - ils ne sont pas du côté de la révolution, mais du côté soit de la restauration (valeurs confucéennes), soit du côté de la conciliation, avec un double souci, ne pas revenir à une société pré-coloniale essentialiste, ne pas reproduire l'ordre colonial.

Cependant il ne faudrait pas en rester au niveau du champ politique. Nous sommes en face d'écrivains et leur démarche est incompréhensible si l'on fait abstraction du projet esthétique qui donne cohérence à leurs oeuvres. Par exemple, le choix de la langue française n'est pas réductible à une motivation politique, il s'inscrit aussi dans une stratégie littéraire : maîtriser de nouveaux genres dans la langue des initiateurs et trouver un plus vaste public en métropole. Ce faisant, ces écrivains, par leur double culture, sont paradoxalement enrichis et marginalisés. Ils deviennent des hybrides, des « nomades littéraires » pour Lisa Lowe, des « hommes-frontières », selon l'expression de Jean Robert Henry. Dans «  Frères de sang », Pham Van Ky rend compte en ces termes de son itinéraire : «  J'entrepris ma propre éducation littéraire sur les quais de Paris , entre les boîtes de bouquinistes . Je suis devenu un écrivain de ton expression, Occident. J'en poussais l'obsession jusqu'à faire miens les problèmes de ton langage : recherches formelles ayant trait à la mélodie intellectuelle, au sens exquis, à la résonance inconnue, aux rapprochements physiques, aux effets d'induction de tes vocables ! J'ambitionnais de remonter même à la source de ton Esthétique. J'étais ce qu'on appelait un rôdeur de confins ».

Aussi, lorsque les écrivains vietnamiens d’expression française revendiquent une appartenance leur faut-il « trouver un champ plus large que la nation qui fonctionne comme un lieu d'échange et d'élaboration et permette à des cultures longtemps clivées et dominées d'exister autrement que sur le mode identitaire national ou sur le mode directement international, c. a. d occidental ». Ces « internationalités relatives », ces espaces problématiques et artificiels, sécants mais non superposables, sont susceptibles de divers découpages géopolitiques et symboliques . A Paris où ils ont longtemps vécu, Pierre Do Dinh, Tran Van Tung, Pham Duy Khiem et Pham Van Ky sont perçus et peuvent se percevoir, à la fois, comme des Asiatiques, des Annamites où des « Indochinois », des écrivains francophones, mais aussi des colonisés où ex-colonisés qui, à l'exemple des africains, des antillais ou des maghrébins, qu'ils côtoient dans les associations d'étudiants, le mouvements politiques où les revues font du français, langue des colonisateurs l’instrument «  d'un grand mouvement de création et de libération subversif par rapport aux logiques impérialistes ». En ce sens, «  ce que permet la littérature, c'est d'inscrire des appartenances culturelles d'une façon qui n'est pas symétrique ni hiérarchique, mais qui est susceptible d'inversion, qui maintient à la fois distinctes et inséparables les deux cultures en jeu ». C'est pourquoi certains écrivains vietnamiens francophones, quand ils ne sont ni victimes détruites par les deux sociétés en présence, ni opportunistes qui tirent parti de leur marginalité au profit de la réussite sociale, peuvent essayer, comme le font à leur manière les marxistes, de dépasser les conflits par le haut en s'appropriant des valeurs universelles, philosophiques ou religieuses. Pour Pierre Do Dinh c'est le catholicisme, pour Cung Giu Nguyên c'est une philosophie, inspirée par le personnalisme d' Emmanuel Mounier, basé sur des valeurs qui ne sont le privilège ni de l'Orient ni de l'Occident mais «  appartiennent à tout homme, à quelque civilisation qu'il appartienne, en quelque position que le situe l'histoire  ».

Conclusion

Au terme de cet exposé, il convient de s’interroger à nouveau sur la valeur de la littérature comme source. Les aperçus que fournissent Le fils de la baleine sur la société vietnamienne sont singulièrement riches et significatifs. Sur quoi nous renseignent-il ? D'abord sur la société vietnamienne. En dépit de sa visée esthétique ce roman fourmille de notations justes, de descriptions éclairantes sur l'aspect physique et vestimentaire, le mode de vie, les mentalités des différents groupes sociaux d’un village vietnamien, que l'on peut confronter à d'autres sources. Il nous renseigne ensuite sur cette cristallisation de l'imaginaire social que constitue la littérature et sur la capacité de cette dernière à mettre en scène dans l’imaginaire social la société de leur temps et par là de contribuer à la construire. Il nous renseigne encore, en creux, sur les lecteurs et leur horizon d’attente. Au prix d’une enquête qui reste à faire, il pourrait enfin nous renseigner sur la capacité qu’ont les œuvres littéraires d’influencer les représentations de la société qui les ont vu naître.

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CUNG GIŨ NGUYÊN

Sinh năm 1909 tại Huế; Mất ngày 7 tháng 11 năm 2008 tại NhaTrang. Cha làm quan Nam-triều, mẹ dòng Tôn-thất, học ở Thanh-hóa rồi chuyển về Quốc-học, sau đi dậy học. Khoảng 1930, khi có vụ Việt-Nam quốc-dân-đảng nổi dậy rồi bị đàn-áp, Cung giũ Nguyên cũng bị sa-thải, có-lẽ vì lý-do chính-trị. Giai-đoạn sau đó, ông viết báo. Sau này, dưới thời độc-lập, ông được trở lại ngành giáo-dục, dậy Triết, Pháp-văn và có thời trách-nhiệm hiệu-trưởng các trường Bán công Lê Quý Đôn, Trung Học Võ Tánh Nha-Trang.

Ông viết cả tiếng Việt lẫn tiếng Pháp. Những tác-phẩm Việt-Nam được nhắc đến như Một người vô dụng (1930), Nhân tình thế thái (1931) và Nợ văn chương (1934). Từ khoảng 1934, ông viết nhiếu bằng tiếng Pháp hơn. Năm 1935, ông lo cho tờ nguyệt-san Les cahiers de la Jeunesse, năm 1939, làm chủ-bút cho nhật-báo Le Soir d'Asie, viết mục Notes marginales. Ông cũng viết cho các báo France-Asie, La tribune và nhận trách-nhiệm chủ-bút La Presse d'Extrême-Orient.

Năm 1952, ông viết Aperçu sur la littérature au Việt-Nam. Năm 1954, ông ghi-nhận những suy-tư của con người đạo-đức Việt-Nam trong Volontés dexistence được sự chú-ý ở Pháp và ở ngoại-quốc. Năm 1956, ông ra cuốn Le fils de la baleine được tiếp đón nồng-nhiệt tại quốc-ngoại,-dịch sang Đức-ngữ Der Sohn des Walfischs, 1957- Năm 1961, ông ra thêm cuốn Le domaine maudit. Ông viết nhiều bài ngắn cũng như thơ trên các báo Présence francophone và một số truyện mới do Yeager nhắc tới như Un certain Tsou Chen và Le Serpent et la couronne. Năm 1980, cuốn Le Bonjoum ra mắt và sau đó, chính ông đã dịch ra tiếng Việt dưới nhan-đề Thái-huyền. (nxb Đại Nam)




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